extrait de "Péril blanc" de René Bureau.
Editions de l'Harmattan, 1978. (p 156, 159-165)
Je suis pris d'angoisse en approchant avec vous de l'orée du bois où pousse
l'eboga, la plante de vérité. Est-ce que je vais trouver les mots pour
exprimer la passion ressentie au pieds de l'arbre motombi, sur les berges
du marigot au mesoso, dans l'enceinte à ciel ouvert du djimba, sous
la toiture sacrée de la mbandja?
bandji, na nima na kombo, bokayé !
Déjà, pour vous expliquer le sens de ce ban ouvert à tout bout de village, comme
des roulements de tambour, par les initiés du bouiti fang, à toute heure du
jour et de la nuit pour convoquer tout à la fois les différentes instances de la
communauté et évoquer la naissance, l'existence et la mort de l'homme, de la tribu,
du Christ et du monde, il me faudrait noircir des pages et des pages, et encore vous
n'auriez qu'une vague idée de ce qui est vécu par ce groupe d'hommes, de femmes et
d'enfants le plus vivant qu'il m'ait été donné de rencontrer.
(...............)
L'orgasme du cosmos
Je pourrais, par exemple vous introduire dans le temple, vous faire toucher le
pilier central, pivot de l'univers, et vous faire parcourir les étapes, inscrites
dans l'architecture, qui nous mèneraient à la demeure de Dieu, guérite close au fond
du coeur.
Nous pourrions prendre en main les trois principaux instruments de musique du bouiti,
sacrements de la parole divine, et détailler les significations de leurs diverses parties.
L'arc musical dont la caisse de résonance est la bouche du musicien, et qui préside à
l'origine des temps, lorsque Dieu pensait tout seul au surgissement de sa création dans
l'éther préliminaire. La tringle à percussion appelée obaka, dont l'occlusive finale
évoque, par onomatopée, l'éclatement de l'oeuf primordial d'où jaillissent les trois
hypostases suprêmes de Dieu: Nzame, Ninegone et None. Après que l'arc a
joué longtemps comme pour faire participer les hommes à la réflexion patiente de Dieu,
les trois joueurs d'obaka donnent de petits coups, à peine audibles, sur la tringle:
ka, ka, ka, ka..., puis, dans une immense décharge, soulignée par la crépitation formidable
des marteaux sur le bois sec, c'est la naissance de l'univers; c'est aussi la coulée du
métal en fusion dans la fonderie du premier jour, c'est le vacarme du tonnerre dans la
fulmigation de l'éclair, la résonance assourdissante du coup de masse sur l'enclume
primitive, c'est l'orgasme aux dimensions du cosmos; le chaos originaire s'est organisé
d'un coup selon la grande dichotomie: l'en-haut et l'en-bas, le soleil et la lune, le mâle
et la femelle, le jour et la nuit, le froid et le chaud, la terre et l'eau, le village et
la brousse; toutes ces choses sont en place; Dieu a fait son "travail". Mais l'homme va
déranger l'ordre conçu par la divinité. La mort va faire son oeuvre. L'obaka signifie
aussi le dernier soupir, bo-ka-yé, le mot final de l'interjection reproduite au début
de chapitre, et la crevaison du cadavre après quelques jours de décomposition. Il évoque
particulièrement le dernier râle du Christ à l'agonie. Le coup d'obaka superpose
l'ouverture de la vulve pour la parturition et la fermeture de la tombe à l'instant où
l'homme disparaît à nouveau dans le sein maternel de la terre; le court moment qui sépare les
deux ébranlements, dissumba, est le temps de la harpe a huit cordes (ngombi);
la harpe est une voix, la parole ressuscitée d'un être sacrifié, le murmure de l'amour
(les cordes mâles et femelles jouent en harmoniques), le travail de la houe sur le sol dur,
le temps de la germination et du pourrissement des végétaux, la respiration de la vie,
le sanglot de la mort et l'anticipation de l'au-delà. Elle transmue l'existence humaine
en musique céleste.
La plus petite partie de ces instruments a sa signification symbolique incluse dans le grand
ensemble cohérent des manifestations de l'imagination divine. Le bâtonnet tenu dans la main
droite (masculine) du joueur d'arc et qui règle, en modulant la longueur de la corde, la
hauteur des vibrations, est le phallus qui caresse l'organe féminin et le fait frémir de
plaisir. L'obaka est une colonne vertébrale posée sur des fémurs et percutée par des jumeaux
qui sont aussi les os des avant-bras ; le squelette est celui de Bazeu-Bazeu,
personnage mythique, époux et sacrificateur de Benzogo, dont le corps a pris la forme
de la harpe. Celle-ci reproduit toutes les parties du corps féminin, un blason figuratif
en quelque sorte ; jusqu'à la petite liane qui fixe le manche à la caisse et qui représente
le couteau avec lequel Benzogo fut égorgée.
Le chef est dangereux
Je pourrais également vous emmener tout simplement aux trois ngoze successifs
qui constituent la base du rituel.
Trois nuits de suite, de sept heures du soir a sept heures du matin, nous participerions
aux cérémonies, aux danses, aux chants, aux rites exécutés, sans redites, pendant trente-six
heures d'horloge. Efoun, mouengue, meyaya: trois moments; l'origine du monde,
le temps de la création, la fin et l'au-delà du monde; la naissance de l'homme, la croissance
et la vie adulte, la mort et le chemin vers la maison de Bouiti; l'origine et
l'histoire des Fang, la colonisation par les Blancs, la délivrance et l'indépendance;
la naissance et la jeunesse de Jésus-Christ (Nzambia-Pongo), sa mort volontaire,
son retour dans le sein de Dieu. Chaque chant, préludé et accompagné par la harpe, chaque
geste rituel peut se lire sur un registre différent, et, sur chaque registre, le versant
de la naissance est en correspondance avec le versant de la mort. Le mouvement général
du rituel, traduit par la progression des gestes accomplis à l'intérieur du temple,
superpose la mort à la naissance et, ce faisant, produit la résurrection.
Un va-et-vient s'installe entre le côté gauche, où se tiennent les femmes, et le côté droit,
masculin. Ainsi, une réconciliation des pôles antagonistes de la création s'opère, tout
en même temps que les ancêtres, les enfants à venir et tous les personnages déjà rendus
au terme du voyage vers la demeure de Nzame, se joignent à la troupe des humains
encore plongés dans les contingences de dissumba, l'ici-bas, pour réaliser le nlem-mvore,
l'union des coeurs, l'unité du multiple, l'abolition de toute division.
Vous verriez, au matin de la troisième nuit, les initiés parvenus, ou retournés, à l'état
de bulle, de goutte d'eau, de cocon, de ballon aérien, danser, hommes, femmes et enfants
confondus, un ballet angélique, comme si le poids du temps et la lourdeur de la matière
étaient définitivement dépassés. Le règne de l'Evus est dirimé par avance, le temps
de Bouiti est anticipé, les disparités sont extirpées, les différences mêmes sont
effacées, les pouvoirs sont révoqués, la mort est vaincue; la fantastique mise en scène,
dont le décor est le cosmos et les acteurs l'humanité, a rétabli l'ordre originel, restitué
l'homme dans son intégrité, réuni la créature et le créateur, concilié la mort et la vie,
devancé la résurrection de l'univers.
Je me souviens d'un dimanche matin où, par je ne sais quel scrupule, j'étais allé à la messe
à la cathédrale de Libreville au sortir de mon troisième ngoze a Nzobermitang.
Les fidèles affalés sur les bancs en forme de prie-Dieu (le moyen de faire autrement?),
marmonnant des prières en français (langue que la plupart connaissaient mal), le regard
vide tourné vers un Blanc barbu, déguisé en femme, seul devant une table de ciment,
recroquevillé sur sa dévotion privée, m'ont fait, par contraste avec les jubilations
du bouiti, l'effet de perpétrer un sacrilège. Je sais, la remarque est facile, mais je
vous fais part d'un choc qui, ce jour-là, m'avait intérieurement blessé.
Vous pourriez également vous familiariser avec la société initiatique en faisant la
connaissance des divers statuts des adeptes et des fonctions remplies par les ministres
du culte. Je vous présenterais d'abord l'ekambo. Il est assis à l'entrée du temple,
face à l'ozamboga, la fente vulvaire pratiquée dans le pilier ombilical, par laquelle
la tribu a été enfantée et à l'intérieur de laquelle l'initié doit s'enfouir à nouveau, pour
renaître. Dans le prolongement du sexe féminin originel, l'ekambo voit le pilier
du fond; il figure une femme portant sur la tête, en punition, la sphère de la création;
cette sphère est percée en son milieu, car il faut la franchir pour accéder à la maison
de Bouiti, cellule de planches sans fenêtre où s'assoit le kombo, chef de
la communauté, et contre laquelle s'adosse le beti, joueur de harpe. L'ekambo
tient dans la main droite une baïonnette: c'est l'arme des sacrifices, l'épée de saint Michel
terrassant le dragon, la foudre, le bras de Dieu coupant l'univers entre le haut et le bas,
la droite et la gauche. L'ekambo est l'exécuteur des hautes oeuvres, le gardien de
l'ordre, l'adversaire d'Evus, le maître du tonnerre, le grand forgeron; il est le seul,
avec le Kombo et le Nganga central, à se tenir dans l'axe longitudinal du
temple, sur la ligne droite qui mène du sein maternel à la tombe, de la mort à la vie;
au cours de certains rites, l'ekambo tient dans la main droite une torche enflammée,
tirée de "l'arbre qui mène au ciel" il parcourt, en tournant sur lui-même, le djimba,
lieu des accouchements et lieu de réunion, et le cimetière, pour réunir dans une flamme
unique les vivants et les morts et convoquer l'assemblée cosmique, formée par la totalité
des êtres, dans la matrice de Dieu, le missengué Nzambia-Pongo, le sein de
Jésus-Christ, marqué par la torche fixe située au point d'intersection des deux axes
du temple.
Aux deux extrémités de l'axe transversal, devant les portes de la naissance et de la mort
ouvrant sur les deux réduits où se trouvent respectivement le bassin de la femme et le
bassin de l'homme, se tiennent la Yombo et le Nima-na-kombo. Ce dernier
partage avec sa commère la fonction de juge; ils sont tous deux confirmés dans l'initiation
(nima) et aptes à décider du degré de pureté du nouvel initié et de tout être engagé
sur le chemin de la mort, c'est-à-dire de la vie; leur complémentarité signifie
le dépassement nécessaire de la division entre les sexes et entre toutes les forces
contraires; ils ont l'oeil fixé sur le feu central dont la traversée est une exposition
au jugement de Dieu (nsal ); ils sont au seuil de la zone et du temps où toutes
choses se réconcilient, où l'homme perd sa peau, sa couleur, son statut, son grade, son evus,
pour revêtir la tenue uniforme des hommes-dieux véritables. La deuxième moitié du temple
est hors de dissumba, l'ici-bas.
Trois autres personnages rituels s'y tiennent en permanence: les trois Nganga.
Alignés au pied de la femme-Atlas, ils font face aux trois joueurs d'obaka et
au joueur de harpe. Ils figurent respectivement Nzame, Ningone et None.
Le plus important est le Nganga central, le Mimien (l'innocent ou le simple),
à la fois personnification de Nzame et de Jésus. Il est le seul à être entièrement
étranger à l'evus; aussi est-il sacrifié par les hommes, mais sa mort a ouvert
le chemin de la vie.
Le Kombo, dans sa guérite, Dieu le père, a décidé de la mort de son fils. Il détient
le pouvoir suprême. En tant qu'il est figuré par un être humain, ce pouvoir ne peut venir
que de l'evus. Le kombo est donc à la fois nécessaire et dangereux; il tient
la place d'honneur, mais il est caché aux regards, jusqu'au jour où, l'evus étant
définitivement déraciné et enfoui dans le noyau de la terre, "Bouiti sera venu" et
Dieu sera visible pour toute créature. Etre bandji (initié), c'est avoir, un instant,
ici-bas, devancé cette vision de Dieu, grâce à la racine d'eboga.
L'amertume d'ici-bas
En effet, et si vous m'aviez accompagné chez ces illuminés, vous auriez été vivement
pressé, comme je l'ai été, de vous y assujettir, la manducation de la plante amère
de la vérité est pour les fidèles du bouiti, la voie unique de la connaissance.
Vous auriez commencé par confesser au Nima-na-kombo toutes les fautes de votre vie
passée. On vous aurait ensuite conduit en forêt, au bord d'un cours d'eau. Je vous passe
les détails concernant notamment les opérations divinatoires qui préludent au mesoso.
La rivière est coupée, comme pour retenir le cours de l'existence. Trois femmes descendent
dans le bassin formé en amont du barrage, l'eau jusqu'en haut des cuisses. Le postulant
à l'initiation plonge, nu, entre les jambes écartées, en partant de l'aval; c'est
le prologue du séjour qu'il va faire dans l'utérus de sa nouvelle mère; le barrage est
rompu, le cours d'une seconde vie commence; l'épreuve de la mort va lui donner naissance.
Manger l'eboga, c'est mourir. Au sortir du marigot, l'initié absorbe une quantité
importante de racine fraîche.
La torche du temple a été apportée au bout d'une sagaie représentant, entre autres,
le poteau central (pilier du firmament) et la lance qui perfora le coeur du Christ
sur la croix. Les chants évoquent par moments les paroles de Jésus au Calvaire,
"Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?". L'initié a encore assez de forces pour marcher
vers le village, où, pendant les trois nuits rituelles, il va manger l'arbre poussé
sur la tombe du Christ et écouter la harpe lui parler, allongé dans le réduit des initiés
ménagé dans le temple, entre les jambes de sa marraine, la tête sur son ventre. Petit
à petit, le corps perd son poids, les sensations disparaissent, la pesanteur de la matière
s'évanouit. Le double spirituel rejoint d'abord les ancêtres, puis il marche sur la piste
escarpée qui conduit, au travers de multiples épreuves et de nombreux jugements
purificateurs, vers la maison de Bouiti.
"Les bouitistes n'ont pas la foi, comme les chrétiens; eux, ils voient directement": Albert
tente de m'expliquer l'originalité de "la religion d'eboga ".
A vrai dire, si vous aviez fait comme moi, vous auriez décliné l'invitation à vous soumettre
à l'absorption de l'eboga. Une chose est d'essayer de comprendre une attitude
religieuse, autre chose est de l'embrasser. La recherche n'autorise pas la comédie devant
le sacré. Il vous serait resté la possibilité d'être bandji d'honneur, comme je
le fus.
Au début des cérémonies, je confectionnais moi-même, avec des palmes, le cordon ombilical
de ma nouvelle naissance, fixé a mon poignet gauche; j'étais enduit de blanc et de rouge,
le sperme et le sang menstruel nécessaires à la génération de l'homme; je revivais la mort
de Benzogo et de Jésus-Christ en participant aux danses rituelles; je goûtais
l'amertume de l'ici-bas en mâchant des pincées d'eboga; je luttais contre le sommeil
pour abolir la nuit et réprimer les forces de l'évus qui m'habitent. Comment refuser de
communier à la lutte de ces hommes contre les puissances de mort et à leur désir passionné
de faire advenir un monde où les coeurs fusionneront dans le même creuset?
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